Tout a commencé lors de mon 403ème jour de télétravail. J'ai realisé alors que cela n'avait plus rien de temporaire, 403 jours à suivre un rituel dont j'ai passé à peu près le même temps à me dire qu'il n'avait rien d'un rituel.
C'est pour ça que ce site a vu le jour. Ça, et le fait qu'au début des années 2000 cequimepasseparlatete.com existait déjà, un site sur lequel j'aimais parfois à me perdre, un empilement étonnant de liens hypertextes, un site qui ressemblait à un collage commandité par un prof d'Arts Plastiques aux élèves d'une classe de troisième d'un collège que le temps a déplacé en ZEP. Ne pas se méprendre, j'avais beaucoup d'estime pour mon prof de dessin, et certains collages étaient très réussis. (Pas les miens).
J'aimais beaucoup ce site, cela faisait partie de mes points de repère quand internet semblait plus chaotique. Des chercheurs quebecois y ont consacré une notice très détaillée, on peut la retrouver facilement sur internet ; et on retrouve également quelques fragments sur les archives du web, comme cet extrait :
Le vendredi je me lève en me disant que courage c'est bientôt le week-end. Je prends mon hautbois parce que j'ai cours de hautbois le vendredi. Je prends aussi la partition avec laquelle j'ai essayé de me familiariser pendant toute la semaine, lors de mes trajets en métro. J'aime bien jouer du hautbois. J'aime bien le cours de hautbois, et surtout j'aime bien sortir du cours de hautbois quand je sens que j'ai compris un truc ou que j'ai un peu progressé. Je me dis que j'ai envie de jouer plus et je me fais un planning dans ma tête Je voudrais que ça aille plus vite, que je sache jouer mieux . Demain c'est samedi je pourrai faire ce que je veux, et puis ensuite il y aura encore tout dimanche entier. Je verrai sûrement Etienne, et peut-être Boris, et peut-être Philippe. ou d'autres copains Et puis je traînasserai et je ne ferai que des choses agréables et décousues.
Évidemment je pourrais les partager sur Instagram mes photos, les donner à voir plutôt que les montrer, je pourrais en faire des posts plutôt que de les poster. Évidemment.
Depuis ce 403ème jour de télétravail, je commence la semaine en choisissant un classeur, au hasard. Il y en a 8, rangés dans un placard qui s’enfonce dans le mur de mon appartement. La porte du placard ne ferme pas, ou si mal, et à chaque fois que je l’ouvre et qu’un classeur manque de m’assommer dans sa chute, chaque semaine je pense à vous que je ne connais pas. Quel classeur choisir ? Les négatifs y sont rangés avec le soin de ceux qui n’en ont que trop peu, cent pellicules par classeur, c’est qu’en un peu plus de huit ans j’ai accumulé quelques images.
Parfois la porte s’ouvre et rien ne tombe, alors je regarde ma montre et j’attends une minute. Cette minute je l’utilise à compter. Le nombre de voitures qui passeront alors dans la rue, le nombre de fois où tel ou tel bruit se fera entendre dans l’immeuble, comme la tête de l'aspirateur de la concierge qui se cogne contre la porte, je compte le vide d’une drôle d’époque entre un et huit, juste pour choisir un classeur.
Je m’arrête ensuite sur une pellicule. Pas vraiment au hasard, mon regard se fige sur le coin supérieur gauche des feuillets, là où j’inscris le numéro de la pellicule. Le numéro me fait me souvenir, ça doit être mon algorithme a moi. Quand un numéro me plait, j’écarte délicatement les anneaux du classeur, je sors le feuillet et le tiens entre deux doigts contre la fenêtre. Je plaque ensuite mon nez dessus et puis je regarde les négatifs. Il m’arrive de ranger le feuillet et d’en choisir un autre, et puis je finis par choisir une image.
J’espère qu’elle vous plaira mais surtout je veux profiter ici du temps que vous ne passez pas sur votre téléphone pour vous raconter cette image.
Une fois l’image choisie, il me reste à trouver quelqu’un à qui en envoyer un tirage. Là, c’est peut-être tombé sur vous. Encore une fois j’ai mille et une ruses pour désigner un destinataire. Je commence par choisir un quartier, puis j’ouvre mon plan de Paris, celui que vous avions tous il y a encore quelques années, avant que nous ne passions trop de temps sur nos téléphones et que l’on nous y greffe un plan qu’il n’est plus nécessaire de savoir lire. Je laisse le hasard choisir une rue pour moi, puis j’ouvre ma fenêtre et hèle un passant depuis mon premier étage. Cette personne devra par exemple me donner un chiffre. Il arrive souvent que le passant ne réponde pas. Puis je lance un dé, je multiplierais le numéro du passant par le résultat du dé, je soustrairais éventuellement le nombre de cafés déjà bus depuis le réveil en me disant que cela doit déjà être trop, et j’obtiendrais une adresse, la vôtre, peut-être. Enfin, j’ai écrit un petit programme informatique qui se charge de sélectionner quelques noms au hasard à cette adresse dans les pages blanches. Quand je tombe sur une société, je recommence une ou plusieurs étapes.
Chaque image n’est envoyée qu’à un maximum de cinq destinataires ; et il ne s'agit là que d'amener un peu de rêverie dans un instant d'époque dont je trouve qu'il en manque cruellement, il s'agit pour moi de prendre plaisir à raconter ces images, loin du tumulte du quotidien.
Ce sont mes lettres mortes
Comments